Elégie XI, livre II, Camille
Reste, reste avec nous,
ô père des bons vins !
Dieu propice, ô
Bacchus ! toi dont les flots divins
Versent le doux oubli
de ces maux qu’on adore ;
Toi, devant qui l’amour
s’enfuit et s’évapore,
Comme de ce cristal aux
mobiles éclairs
Tes esprits odorants
s’exhalent dans les airs.
Eh bien, mes pas
ont-ils refusé de vous suivre ?
« Nous venons,
disiez-vous, te conseiller de vivre.
Au lieu d’aller
gémir, mendier des dédains,
Suis-nous, si tu le
peux. La joie à nos festins
T’appelle. Viens, les
fleurs ont couronné la table ;
Viens, viens y consoler
ton âme inconsolable. »
Vous voyez, mes amis,
si de ce noble soin
Mon cœur tranquille et
libre avait aucun besoin.
Camille dans mon cœur
ne trouve plus des armes,
Et je l’entends
nommer sans trouble, sans alarmes ;
Ma pensée est loin
d’elle, et je n’en parle plus ;
Je crois la voir muette
et le regard confus,
Pleurante. Sa beauté
présomptueuse et vaine
Lui disait qu’un
captif, une fois dans sa chaîne,
Ne pouvait songer…
Mais que nous font ces ennuis ?
Jeune homme,
apporte-nous d’autres fleurs et des fruits.
Qu’est-ce amis ?
nos éclats, nos jeux se ralentissent ?
Que des verres plus
grands que nos mains se remplissent.
Pourquoi vois-je
languir ces vins abandonnés,
Sous le liège tenace
encore emprisonnés ?
Voyons si ce premier,
fils de l’Andalousie,
Vaudra ceux dont Madère
a formé l’ambroisie,
Ou ceux dont la Garonne
enrichit ses coteaux,
Ou la vigne foulée aux
pressoirs de Citeaux.
Non, rien n’est plus
heureux que le mortel tranquille
Qui, cher à ses amis,
à l’amour docile,
Parmi les entretiens,
les jeux et les banquets,
Laisse couler la vie et
n’y pense jamais.
Ah ! qu’un front
et qu’une âme à la tristesse en proie
Feignent malaisément
et le rire et la joie !
Je ne sais, mais
partout où je l’entends, je la voi ;
Son fantôme attrayant
est partout devant moi ;
Son nom, sa voix
absente errent dans mon oreille :
Peut-être aux feux du
vin que l’amour se réveille ;
Sous les bosquets de
Chypre, à Vénus consacrés,
Bacchus mûrit l’azur
de ses pampres dorés.
J’ai peur que, pour
tromper ma haine et ma vengeance,
Tous ces dieux
malfaisants ne soient d’intelligence.
Du moins il m’en
souvient, quand autrefois auprès
De cette ingrate aimée,
en nos festins secrets,
Je portais à la hâte
à ma bouche ravie
La coupe demi-pleine à
ses lèvres saisie,
Ce nectar, de l’amour
ministre insidieux,
Bien loin de les
éteindre, aiguillonnait mes feux.
Ma main courait saisir,
de transports chatouillée,
Sa tête noblement
folâtre, échevelée.
Elle riait ; et
moi, malgré ses bras jaloux,
J’arrivais à sa
bouche, à ses baisers si doux ;
J’avais soin de
reprendre, utile stratagème !
Les fleurs que sur son
sein j’avais mises moi-même ;
Et sur ce sein, mes
doigts égarés, palpitants,
Les cherchaient, les
suivaient, et les ôtaient longtemps.
Ah ! je l’aimais
alors ! Je l’aimerais encore,
Si de tout conquérir
la soif qui la dévore
Eût flatté mon
orgueil au lieu de l’outrager,
Si mon amour n’avait
qu’un outrage à venger,
Si vingt crimes
nouveaux n’avaient trop su l’éteindre,
Si je ne l’abhorrais !
Ah ! qu’un cœur est à plaindre
De s’être à son
amour longtemps accoutumé,
Quand il faut n’aimer
plus ce qu’on a tant aimé !
Pourquoi, grands
dieux ! pourquoi la fîtes-vous si belle ?
Mais ne me parlez plus,
amis, de l’infidèle :
Que m’importe qu’un
autre adore ses attraits,
Qu’un autre soit le
roi des festins secrets :
Que tous deux en riant
ils me nomment peut-être ;
De ses cheveux épars
qu’un autre soit le maître ;
Qu’un autre ait ses
baisers, son cœur : qu’une autre main
Poursuive lentement des
bouquets sur son sein ?
Un autre ! Ah !
je n’en puis souffrir la pensée !
Riez, amis, nommez ma
fureur insensée.
Vous n’aimez pas, et
j’aime, et je brûle, et je pars
Me coucher sur sa
porte, implorer ses regards :
Elle entendra mes
pleurs, elle verra mes larmes ;
Et dans ses yeux
divins, pleins de grâce, de charmes,
Le sourire ou la haine,
arbitres de mon sort,
Vont me pardonner, ou
prononcer ma mort.
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